Claude Ber

Claude Ber, Ă©crivaine, a publiĂ© plus d’une vingtaine de livres, principalement en poĂ©sie, ainsi que des textes de théùtre jouĂ©s en scĂšnes nationales et des essais. Traduite en plusieurs langues, prĂ©sente dans de nombreuses revues, anthologies et publications collectives, elle donne lectures et confĂ©rences en France et Ă  l’étranger. De multiples articles, Ă©tudes et revues ont Ă©tĂ© consacrĂ©s Ă  son Ă©criture, soulignant la singularitĂ© d’une dĂ©marche, que Marie-Claire Bancquart qualifie de « considĂ©rable par son unitĂ© d’inspiration comme par la richesse lucide de ses moyens ».

Au sortir d’un double cursus lettres et philosophie et d’une agrĂ©gation, Claude Ber a notamment enseignĂ© dans le secondaire et le supĂ©rieur, dont Ă  Sciences po, et occupĂ© des fonctions acadĂ©miques et nationales dans l’éducation. EngagĂ©e dans l’action pour l’égalitĂ© hommes-femmes, elle a publiĂ© aussi plusieurs articles sur les relations entre genre et Ă©criture.

Elle a reçu le prix international de poĂ©sie Ivan-Goll ainsi que la LĂ©gion d’honneur pour l’ensemble de son parcours. Parmi ses derniers ouvrages : Mues, Ă©d. PuRH, 2020,  La Mort n’est jamais comme, éd. Bruno Doucey, 2019 (5e ed.), Il y a des choses que non, Ă©d. Bruno Doucey, 2017.

Site personnel : www.claude-ber.org.

Mon expérience du confinement

« Pas d’expĂ©rience du confinement. Il faut du temps pour que le vĂ©cu se mue en expĂ©rience, se dĂ©pose entre mĂ©moire et oubli, prenne forme. Ne se dissolve pas, s’inscrive dans la conscience individuelle et collective. Ni rĂ©cit ni discours et leur illusion d’ordre dans le chaos. Pour les selfies du plat du jour, des dĂ©lices du duo amoureux, du vĂ©locipĂšde immobile et ainsi de suite cf. facebook et instagram oĂč se repaĂźtre Ă  satiĂ©tĂ© de leurs analogues et de leurs contraires. Quoi alors ? Des lambeaux, bribes d’un alphabet de confinement esquissĂ© en avril-mai, trouĂ©, dĂ©penaillĂ©, en dĂ©sordre, bĂ©gayant comme notre histoire. Dans l’ombre portĂ©e du reconfinement d’aujourd’hui.

DÉCHIRURE. ManiĂšre de vivre peu modifiĂ©e par le confinement – Ă  deux dans le retrait pĂ©riodique de l’écriture et du travail artistique –, mais se creuse l’écartĂšlement entre un dedans plein, vivant, gai souvent et un dehors Ă©branlĂ©, menacĂ© et soudain immobile. La dĂ©chirure traverse le corps. DivisĂ©. En rĂ©plique de la dĂ©chirure collective. Mot et muet brusquement rĂ©-accouplĂ©s dans leur identique origine. Silences parlants, paroles mutiques.

je parle sans               parce que pas de
lĂ  bas oĂč            rien               et encore trop ce rien
comme chantant obstinément à voix absente
en mots rĂ©duits Ă  l’ordre du silence
les joignant nous joignant
en ce qui balbutie

COLÈRE. Depuis des dĂ©cennies, nous sommes tant Ă  craindre, pressentir le droit-dans-le mur du ravage de la terre par une boulimie de profit et de croissance sans solidaritĂ© ni justice. Le confinement rĂ©vĂšle ce dĂ©jĂ -lĂ -depuis-longtemps. Entre horreur Ă©conomique et Ă©conomie de l’horreur, cupiditĂ© dĂ©vastatrice et rĂȘverie d’un commun solidaire, obscurantisme et sacralisation de l’argent, hystĂ©rie identitaire et universalisme dĂ©voyĂ© en domination mercantile, aveuglement et utopies, aux rayonnages du supermarchĂ© planĂ©taire

les corps
pris dans les tenailles de leur désappropriation.
Sidération ? Non, impuissance.

VISAGES : Ce n’est pas tant l’enfermement que la disparition. La dissolution des corps dans leur image. Corps verticaux Ă  l’équerre de l’horizontale des rues, charnels et fragiles, Ă  l’arriĂšre invisible de leur Ă©vacuĂ©. Corps sans corps au lointain des Ă©crans. Sans odeur, sans chair, sans peau. Dans le dĂ©sincarnĂ© de leur rĂ©plique virtuelle, jaillissant seulement Ă  heure fixe en plan amĂ©ricain, dans le bruit arriĂšre des tĂ©lĂ©s, coupĂ©s Ă  la taille par fenĂȘtres et balcons

Visages donnés de vive vue à tout venant
leurs volées de vanneaux à la vitre
visages donnés de vive voix
de vue je te connais

MAINS. RĂ©veil en sursaut dans le silence large de la nuit. Dans le basculement d’un cauchemar oĂč le confinement se dĂ©plie en poupĂ©es gigognes. Un puis deux, trois, quatre indĂ©finiment. Morts en masse. Effondrements. Les derniers mots de « CĂ©lĂ©bration de l’espĂšce » en boucle sous le crĂąne. Menaçants. PrĂ©monitoires. Corps en sueur, tendu, comme si s’était lovĂ© en lui, dans les replis muets de la chair, une angoisse absente de la luciditĂ© du  jour. De la rĂ©action rĂ©sistante et combattive des mains au clavier, aux soins d’un quotidien harmonieux, Ă  la frappe enjouĂ©e du tambourin et aux applaudissements de 20 h, aux signes d’amitiĂ© de vitre Ă  vitre, d’écran Ă  Ă©cran. Mains ouvriĂšres qui agitent de loin leurs doigts solidaires tandis que s’effleurent les coudes. Mes mains. Nos mains. Vaillantes. DĂ©sƓuvrĂ©es.

RÉPÉTITION. Les corps enfermĂ©s expulsent un tsunami de paroles. Compensatoire. Émouvant et effrayant Ă  la fois. RĂ©pĂ©titif. Dans le bĂ©gaiement de l’histoire. La rĂ©pĂ©tition de la domination, des tentations totalitaires, des rĂ©gressions cycliques dans la barbarie. Dans le piĂ©tinement de mon espĂšce menacĂ©e par elle-mĂȘme, un virus est-il capable de produire un progrĂšs de l’humanitĂ© en humanité ? En douter par luciditĂ© et choisir de le croire par dĂ©cision.

dans l’émiettement d’un commun dĂ©vastĂ©
le langage des membres
leurs douleurs
nos douleurs
la voix une de la douleur. Dans la peine commune
nos cƓurs.

SILENCE. À peine un bref texte pour la Maison de la poĂ©sie de Paris. Mais sur le site l’action La forĂȘt des signes : 136 poĂštes et plus de 300 poĂšmes. Pour faire alliance en contrepoids. Inverser le rĂȘve mĂ©galomane de contamination virale internautique. Faire place Ă  la parole de l’autre. Rien qu’à elle. Dans le poĂšme toujours. Sa langue substantielle. NourriciĂšre.

comme un essai trÚs difficile trÚs prudent de réconciliation
un essai de parole
qui cesse de
et cette cessation
ce qui reste une fois que cesse la tyrannie de la parole
je l’appelle poĂšme

ETC. dans le tĂątonnement du mal Ă  dire, du mal au nous. Et l’insistance Ă  la trace fugace, au lien, Ă  la voix, ce corps qui se prolonge et tente de toucher du son et de la lettre. »